mercredi 20 mai 2015

La Longue Nuit

Vendredi 1er mai, c’est Fête du travail. Pour quelques masochistes, ce sera donc Faites du vélo…

Et pour cause, cette nuit du 1er mai 2015 sera Audax(cieuse) pour quelques candidats « Sudistes » au mythique Paris-Brest-Paris. Si on est certes loin des grands cortèges syndicalistes - puisque Police et Organisateurs s’accordent sans polémique sur le chiffre d’une quarantaine tout au plus de participants – le cortège cycliste qui s’élance à 18H00 d’Aix-en-Provence ne manque pas pour autant de panache et de revendications. Sacoches et lumières de tous types ornent les différents destriers des preux chevaliers de la « Petite Reine ». Les Randonneurs Mondiaux ont rendez-vous avec La Longue Nuit… Séquence Passion.
BRM 400, pour Brevet de Randonneurs Mondiaux 400 kilomètres. Après avoir obtenu préalablement leurs Brevets des 200 et 300 kilomètres, c’est donc cette fois la cocarde du 400 que ces cyclistes courageux veulent décrocher au terme d’une grande boucle, d’Aix à Aix,  passant par les villes de contrôle de Bellegarde, d’Alès, de Saint-Paul-Trois-Châteaux, de Malaucène et de Cadenet.

Loin d’avoir le courage et l’endurance de ces Cavaliers de la Nuit, je m’élance pour ma part une heure plus tard de Cavaillon, en « candidat libre ». Cap à l’Ouest, à destination de Redessan via Saint-Rémy-de-Provence, Tarascon et Beaucaire. Point de carnet jaune en poche et encore moins l’audace d’aller décrocher au terme d’une nuit en selle la cocarde d’un BRM 400, mais plutôt l’envie gratuite d’aller saluer quelques amis cyclistes rencontrés au hasard d’une vie « Sur la Route » (1). Thierry Saint-Léger tout d’abord, le lonesome « Tichodrome », qui emmène une fois de plus son 42x17 tel un métronome au gré de « La Longue Route » (2). Ensuite, Matthieu, Brian et Benoît, « Grands Randonneurs » marseillais toujours en mode « Je crains dégun avec la confiance de ceux qu’ont le soleil comme patrie » (3). Le soleil, parlons-en. C’est le grand absent du jour puisqu’à l’heure où je mets une roue dehors, ce sont des pluies éparses qui saupoudrent copieusement les routes du delta rhodanien. Malgré le parapluie vert des platanes de la rectiligne D99, je ne suis même pas arrivé à Saint-Rémy-de-Provence que l’eau me glace déjà jusqu’aux os. Faute de garde-boue, le crachin provençal a eu raison de mon short et de mon cuissard long… Au passage du Rhône, entre Tarascon et Beaucaire, la pluie cesse comme pour mieux marquer la frontière entre Provence et Languedoc. Port Beaucaire et son Taureau de pierre, Statue du Clairon en hommage à un célèbre taureau de la manade Granon qui se fit remarquer en 1924 aux arènes…de Redessan. Cela tombe bien, c’est là où j’ai rendez-vous et la nuit s’annonce tel un combat de cocardiers !

20H45. J’entre dans Redessan, petit bourg paisible en marge de la route de Nîmes. Du village déjà endormi, seules s’échappent quelques voix braillardes du Bar du centre où l’on prépare « la charge » dans ce qui ressemble à l’unique commerce du village. La nuit tombe et avec elle la chape de plomb d’un village dortoir. Si c’est pour moi le point kilométrique 50 depuis Cavaillon, Redessan se situe au KM 102 pour les participants de ce BRM 400, soit un passage que j’estime vers 21H30 pour les plus rapides. Je prends place sur un banc à quelques mètres du giratoire D999/D3 et envoi un SMS de confirmation de rendez-vous à Thierry. L’attente commence et j’en profite pour déballer mon linge mouillé sur le banc faisant office d’étendoir… Peu après 21H30, une première lueur de lampe frontale se dessine au Sud du giratoire, suivi bientôt par un second groupe de cycliste dont la discussion et le rythme vont bon train. Thierry sera bientôt là. 22H00, Thierry m’a rejoint et nous voilà désormais en route vers St-Gervasy à la lueur de nos lampes frontales Petzl. La Longue Nuit commence véritablement et je me dis à cet instant que « cela devrait le faire » pour la boucle Cavaillon – Cavaillon de 285 KM via Redessan, Alès, Saint-Paul-Trois-Châteaux, Malaucène et Cavaillon. Après avoir été longuement arrêtés au feu (qui ne passera jamais au vert !) de St-Gervasy, nous sommes rattrapés par le trio marseillais dans la côte du village de Cabrières. Rapide serrage de main, quelques mots échangés et très vite Matthieu aux mille facettes réfléchissantes, le discret Brian et l’explorateur Benoît – alias Ernest Shackleton – au mythique K-Way rouge s’échappent à l’avant dans les lacets obscurs de la combe de Collias. C’est peut-être cela « L’Odyssée de L’Endurance » (4)… Alors que nous venons de rejoindre la route d’Uzès, Thierry m’invite à prendre son sillage, à me « mettre à l’abri » et à lui signaler d’un cri de l’arrière s’il venait à s’échapper sans s’en rendre compte. Sans avoir pu l’anticiper, je comprends instantanément qu’il me faut sans tarder prendre le train, un train qui siffle pour atteindre en quelques mètres les 35 km/h. Devant nous, 7 kilomètres jusqu’à Uzès, parfaitement rectilignes et ponctués telle la ligne droite des Hunaudières par de rares giratoires à valeur de chicanes. Thierry vient soudainement de passer son pignon fixe en mode « cruise control ». Je m’accroche, baisse la tête, descend les mains au creux du guidon. J’ai peut-être l’air d’un coureur mais même avec onze vitesses je sens vite que je n’arriverai pas à tenir le rythme très longtemps. Dernière chicane peut avant l’usine Haribo et le virage de Mulsanne, pardon d’Uzès. Le train ralenti pour négocier la courbe à droite et puis Thierry passe en danseuse car cela monte pour entrer dans Uzès. Je profite des disques pour effectuer un freinage tardif, monte un puis deux rapports et passe à droite à l’aspiration pour revenir à hauteur de Thierry. « Je vais te laisser filer jusqu’à Alès pendant que je couperai direct vers Bagnols-sur-Cèze ». « Je ne suis pas au niveau ». Quelques mots, quelques consignes, une promesse de SMS et mon passage à l’Ouest s’arrête-là, dans le premier duché de France. Première échappatoire. J’arrête le Victoire dans l’alignement de la Cathédrale Saint-Théodorit et de sa tour Fenestrelle qui prend sur ma photo des airs de Tour de Pise… A force de pencher, il ne faudrait tout de même pas que je flanche ici ! Dieu qu’Uzès est belle, peut-être plus encore à cette heure tardive où je suis seul à vagabonder entre les murs. De Toutes directions en Toutes directions je finis par rejoindre le monde de la nuit, noire, seul sur une route de campagne en direction de Bagnols-sur-Cèze. L’échappatoire mesure 30 kilomètres et répond au nom de D982. Grenouilles et grillons y forment un orchestre de champ interprétant une étonnante Symphonie pastorale (5). A l’entrée de St-Hippolyte-de-Montaigu, j’adosse le Victoire Versus à un calvaire. La lueur jaune blafarde déversée par quelques lampadaires m’apparaît soudainement telle une trouée dans une mer de nuages. L’éclaircie ne sera que de courte durée et déjà je poursuis ma route dans le noir en direction de Bagnols-sur-Cèze. J’approche les 100 kilomètres au compteur quand je rejoins non loin de Pouzilhac la D6086  qui relie Remoulins à Bagnols-sur-Cèze. Je file à vive allure vers Connaux trop heureux de trouver une descente et de pouvoir ainsi soulager les jambes. Quelques camions et voitures me doublent ou me croisent venant ponctuer la monotonie des derniers kilomètres jusqu’à Bagnols. L’iPhone sonne alors que je patiente à un feu rouge. Thierry vient de pointer à Alès et de croiser le trio Marseillais. Il repart vers Bagnols. Je profite de mon avance pour échouer au Bar Le Central. Nous sommes samedi 2 mai et il est près d’une heure du matin. Je descends un Coca Rondelle en terrasse pendant qu’un gars conte fleurette et tente d’emballer une brunette qui ne cesse pourtant de lui répéter que son cœur est déjà pris.
C’est le « Paradoxal système » (6) entre ceux qui redoutent la nuit en solitaire et ceux qui parfois la désire, comme nous autres « étonnants voyageurs » (7) à vélo… De peur d’être trop rapidement rejoint par le TSL (Thierry Speed Léger), je poursuis à présent en direction de Pont-St-Esprit. 10 kilomètres rectilignes avant que ne me glace à nouveau la pluie. C’est tout d’abord une brume humide, puis une fine pluie et enfin une averse qui m’arrose dans la rocade de Pont-St-Esprit. Je m’arrête pour endosser non pas le maillot jaune - même si je suis seul en échappée de ce BRM 400 - mais ma veste de pluie. Au giratoire de Lamotte-du-Rhône, j’adosse mon vaillant Victoire et dépose mon sac Chrome sous un parapluie Tilleul. Il est près de deux heures du matin et une nouvelle attente commence. Je regarde passer non pas les bateaux mais les autos. La nuit, c’est l’heure des Fêtards et des Routiers. Je tue le temps en prenant des photos et même un autoportrait façon « Bandit de la route », le cache col remonté jusque sous les yeux. J’ai tout sorti du sac ou presque pour lutter contre le froid et l’humidité. L’iPhone sonne : c’est Thierry. Il quitte Bagnols-sur-Cèze. Je lui indique la route à suivre, la rocade extérieure de Pont-St-Esprit, le giratoire de Lamotte et la direction de Lapalud. Il est 3H32 quand Thierry repart de Lamotte après quelques impressions échangées et un rapide point sur la suite de l’itinéraire, sur son prochain pointage. Deuxième échappatoire. J’irai droit et seul de Lamotte-du-Rhône à Suze-la-Rousse en passant par Bollène où le passage simultané d’une voiture m’évite les crocs d’un imposant chien errant…

Sans le savoir, j’attaque à cet instant le dur de La Longue Nuit : 10 kilomètres puis 7 kilomètres de Bollène à Tulette dans un brouillard à couper au couteau. Poursuivit à l’arrière par Thierry, je m’accroche pour aller seul le plus vite possible jusqu’à Vaison-la-Romaine. S’il me rattrape trop tôt j’ai peur de devoir subir à nouveau un rythme par trop éloigné du mien. Je me surprends à être étonnement à l’aise – sans peur aucune – dans cet écrin de solitude en noir et blanc où l’on distingue à peine à deux mètres devant sa roue et la pâle lueur d’une presque pleine Lune. « Lune, Tu peux m’allumer, Tu peux essayer, au moins vas-y. Tends moi la perche, Je serai à la hauteur » (8). Etre à la hauteur, une obsession, mon obsession tout au long de ces différentes portions de BRM 400. Alors, j’appuis et je tire sur mes pédales tout en m’efforçant de me concentrer sur le plaisir de la route, du voyage, de la nuit et non pas sur la douleur de l’effort, du pourquoi, de l’obscurité. « Tant de nuits, des armés insolites et des ombres équivoques, des fils dont on se moque et des femmes que l’on quitte » (9). Au cœur de la nuit, seul sur son vélo, on cogite comme à bord d’un vaisseau Interstellar (10). Au cœur de la nuit, seul, on divague et zigzague. Au cœur de la nuit, on voyage aux confins de soi-même, on touche du doigt le futile et l’utile. J’arrive à Tulette nauséeux. Je me force à ingurgiter une barre Mulebar et je repars. Thierry m’appelle de l’arrière : je le guide en direction de Tulette et m’attends à ce qu’il fonde sur moi. J’augmente le rythme, traverse l’Eygues et cale dans la côte de Buisson. Contre toute attente et bien que je ne cesse de me retourner, je bascule vers Vaison-la-Romaine toujours seul en-tête et entre dans la ville en échappée solitaire à 05H27. Je prends le temps d’un nouveau cliché Instagram. Mon compteur Sigma marque un modeste 158 KM contre 223 KM pour les vaillants candidats au BRM 400. Vient à présent la remontée de 9 KM jusqu’à Malaucène où j’arrive seul alors que le jour se lève. Thierry me rejoint là et profite de l’ouverture de la Boulangerie Debanne pour faire tamponner son précieux carnet jaune. Un peu plus haut dans le village, nous prenons un « Café du Cycliste » accoudés au comptoir alors qu’un écran plat braille derrière nous toutes les tristesses d’un monde en détresse. Et pourtant, au pied du Géant de Provence, « Au pays des matins calmes, pas un bruit ne sourd, rien ne transpire des ardeurs » (11) de cette poignée d’hommes qui ont bravé La Longue Nuit. On leur indique en jaune et noir une Route Barrée mais rien ne peut les arrêter. Avec Thierry nous escaladons le Col de la Madeleine, déviation improvisée avec générosité alors qu’il lui reste un peu moins de 100 KM pour rejoindre Aix-en-Provence. Sur les flancs du Ventoux, qui « comme un aimant » (12) nous attire, Thierry déroule avec élégance son 42x17 alors que je glisse et file à roue libre. Après Bédoin, je prends sagement la roue de Thierry jusqu’à Carpentras où mon compteur bascule au chiffre rond de 200, comme le magazine, celui du « Vélo de route autrement », celui qui donne le virus de la longue distance. Viennent ensuite, pour moi, les 25 derniers kilomètres jusqu’à Cavaillon. Pour Thierry, pour tous les autres, ce sera plus long, ce sera notamment Carpentras – Cadenet, les bornes et la route, droite ou presque, monotone à coup sûr. C’est encore loin Aix-en-Provence ? Dans la dernière ligne droite avant Cavaillon, on dépasse et salue de la main un camarade esseulé. A son tour il s’accroche et accroche le train conduit par Thierry qui commence pourtant à manquer d’eau. Rapide Pit Stop à la Boulangerie de l’Horloge pour un plein d’eau pour Thierry et pour quelques viennoiseries pour moi. Mon voyage s’arrête là. C’est le point kilométrique 335 pour le BRM 400, 225 pour moi. Après leur avoir expliqué la suite de leur route vers Cadenet, Rognes, Eguilles et Aix, je regarde partir ce nouveau tandem. A ce rythme, au rythme de Thierry, je n’aurai pas pu aller beaucoup plus loin.

Alors que l’épais brouillard se lève enfin comme pour mieux nous libérer de La Longue Nuit, je pense aux prochains voyages, aux alpes à pignon fixe bien sûr, pour lesquelles Thierry « travaille » si dur, je pense aussi à cette série de voyages de Paris à Los Angeles via Barcelone, Tanger, Tarfaya et New York. Si près dans ma tête et si loin dans mes jambes. Reste alors le rêve, celui qui fait battre « Le cœur des hommes » (13), celui de cette Longue Nuit, celui d’un ancien « Voyage au bout de la nuit », du Puy-en-Velay jusqu’à Alès, à pignon fixe, celui aussi d’un retour écourté l’hiver dernier de Clermont à Cavaillon bien qu’à vitesses retrouvées…

« La nuit je mens, je prends des trains à travers la plaine, j’ai dans les bottes des montagnes de questions où subsiste encore ton écho » (14), où subsiste encore mon vélo…
La nuit, « C’est un grand terrain de nulle part … On voit de toutes petites choses qui luisent, Ce sont des gens dans des chemises, Comme durant ces siècles de la longue nuit, Dans le silence ou dans le bruit », « comme un Lego » (15), comme à Vélo…


Cavaillon <> Cavaillon (via Redessan, Uzès, Bagnols-sur-Cèze, Pont-St-Esprit, Bollène, Suze-la-Rousse, Vaison-la-Romaine, Malaucène et Carpentras) en marge du BRM 400
(1-2 mai 2015 / 225 KM)

(1) Sur la Route – Un roman de Jack Kerouac (1957)
(2) La Longue Route – Un livre de Bernard Moitessier (1971)
(3) Le Marseillais – Extrait d’une chanson d’Abd Al Malik (2008)
(4) L’Odyssée de L’Endurance (South) – Un livre de Sir Ernest Shackleton (1919)
(5) La Symphonie pastorale – Un roman d’André Gide 1919)
(6) Paradoxal système – Une chanson d’Alain Souchon interprétée par Laurent Voulzy (1994)
(7) Etonnants Voyageurs – Festival international du livre et du film de Saint-Malo
(8) Lune – Extrait d’une chanson de Michel Jonasz (1992)
(9) Tant de nuits – Extrait d’une chanson d’Alain Bashung (2008)
(10) Interstellar – Un film de Christopher Nolan (2014)
(11) Fantaisie militaire – Extrait d’une chanson d’Alain Bashung (1998)
(12) Comme un aimant – Un film de Kamel Saleh et de Akhenaton (2000)
(13) Le Cœur des hommes – Un film de Marc Esposito (2003)
(14) La nuit je mens – Extrait d’une chanson d’Alain Bashung (1998)
(15) Comme un Lego – Extrait d’une chanson d’Alain Bashung (2008)

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